Les mots modèlent l’opinion

Le terme « mieux-être » est apparu alentour immédiat de 1789. Et instantanément, surgit l’évidence, le rapprochement avec un autre de ces mots composés, actuel celui-ci, obligatoirement glissé dans toute la communication politique de ses promoteurs héritiers et continuateurs des révolutionnaires, tel un mantra, une formule magique que l’inlassable répétition finira forcément par rendre réelle, ce terme actuel auquel il est impossible d’échapper dans le discours politico-médiatique, c’est évidemment « vivre-ensemble ». Vous voyez à votre tour la similitude de pensée. Même démarche dans la construction sémantique. 

Il ne s’agit toujours et encore que de subjuguer les esprits par des formules nouvelles, le « bougisme », la nouveauté ayant été associée à l’idée d’avancée, de « progrès »… Progrès, le mot-clé brandi en étendard par la modernité, et moteur de toute son action. Des formules habiles, séductrices, de la poudre aux yeux, des artifices de charlatans, l’équivalent de morceaux de verroterie produisant leur éclat, agités sous le soleil, et touchant droit au cœur, d’autant plus facilement que l’on a le cœur généreux. En effet, comment par principe se dire défavorable au progrès, à une « amélioration » ? 

Et en divers domaines, le charlatanisme utilise le vecteur du néo-vocabulaire. C’est le cas par exemple dans les sciences de l’éducation, non pas avec des néologismes simples tels que « vivre-ensemble », mais au contraire dans la complexification nébuleuse. Sciences de l’éducation dont les concepteurs sont passés maîtres dans l’élaboration d’un langage abscons, hermétique, « scientiste », donnant le sentiment que tout cela a été hautement réfléchi, que c’est du sérieux, du fiable, un langage de « spécialistes », trompant les jeunes pâtes vierges et prédisposées il faut bien le dire par une certaine dose d’idiotie naïve, arrivant armées d’une vocation d’enseignant, leur rendant impossible de douter, de remettre en cause, ce qui sort de la bouche de leurs doctes formateurs. On se souvient de l’édifiant exemple (parmi tant d’autres formules) desservi dans les IUFM, ne parlant plus de ballon à propos de la motricité ou de l’animation de la cour de récré, mais de « référentiel bondissant », tellement plus valorisant pour l’ego de ces enseignants en formation dans leur approche de la matière et leur expression vis-à-vis de leurs formateurs, la sensation de ne plus être du vulgum pecus mais au contraire de faire partie d’un cercle restreint d’initiés ayant la chance d’accéder à ce Graal du savoir.

« Mieux-être »… les penseurs du XVIIIe siècle, à la manœuvre dans les bouleversements de ce temps, eurent en effet le génie créatif de ce genre de formules. L’exercice était dans l’air du temps : un arrêt du conseil du parlement de Rouen en date du 12 juin 1787 interdisait d’appeler bourreaux ceux qu’il fallait désormais appeler les « exécuteurs des jugements criminels », et l’Assemblée nationale recommandait dans un style tout empreint d’égalitarisme révolutionnaire, le 24 décembre 1789, de les appeler « citoyens exécuteurs ». A la même époque, le terme « bienfaisance » fut inventé pour faire disparaître celui de « charité » du fait de son appartenance à la culture chrétienne. 

Dans cette démarche constructiviste issue des Lumières, vous ferez évidemment le lien avec tout le charabia du politiquement-correct actuel, forgé lui aussi selon le même esprit de remplacement idéologique, avec des excès de prévenance intéressée pas toujours très éloignés du fait de transformer le nain en « personne contrariée dans sa verticalité ». Dans toute cette matière, on demeure en plein dans les propos de deux penseurs qui en leur temps analysèrent parfaitement le sujet, montrant que leurs contemporains le pratiquaient déjà. Platon : « La perversion de la Cité commence par la fraude des mots » ; et Confucius : « toute subversion commence par celle du vocabulaire ».