On sait tout depuis quarante ans

Après que Christophe Guilluy ait fait le constat de La France périphérique, après que la situation des agriculteurs délaissés, ignorés, en train de crever, ait sauté au visage des Français en ce début d’année, et après la visite d’Emmanuel Macron à Marseille ce 19 mars 2024, il est intéressant de relire ce que publiait le journaliste François de Closets en 1990 dans La Grande Manip (éditions du Seuil). L’intéressé, bien installé dans le paysage audiovisuel français, n’aime pas Jean-Marie Le Pen et il le fait savoir, il regrette la progression du Front national. Il n’en convient pas mois que le « Menhir » dit la vérité avant les autres. Retenez bien la date d’édition des extraits qui suivent tout au long de leur lecture. François de Closets constatait : 

« Dix ans de démagogie ont provoqué des ravages peut-être irréparables. Dans la société elle-même, le problème de l’immigration, jamais reconnu et jamais traité, s’est infecté jusqu’à devenir une véritable pathologie. Inutile de se cacher derrière des images pieuses ou de se récrier au spectacle d’une obscénité : la France est désormais malade de ses étrangers. » … 

« Combien (de Français) se laisseront gagner par ce malaise face à l’étranger, à l’islam, face surtout au sentiment que notre classe dirigeante ne veut pas affronter la réalité et prendre le problème à bras-le-corps ? On ne peut impunément raconter à un peuple qu’il ne fait pas nuit à minuit et que la pluie ne mouille pas : tôt ou tard, il en vient à perdre confiance dans son élite et à fantasmer sur les évidences niées. » … 

« Le décalage est devenu effarant entre des élites parisiennes qui dissertent à des fins électorales sur le mélange des peuples, la genèse des nations ou les migrations planétaires et des millions de gens qui sont aux prises avec les plus quotidiennes réalités et se sentent incompris, ignorés, délaissés. » …

« J’avoue être frappé, effaré même, par l’évolution des mentalités – non pas dans les beaux quartiers de Paris qui n’ont rien compris et rien appris, mais dans notre France profonde. Des gens de tradition républicaine, voire de convictions socialistes, se mettent ouvertement à dire ici ou là que la présence maghrébine devient insupportable. Insensiblement, ce n’est plus le fait sociologique, c’est le comportement même de l’étranger qui se voit mis en cause : arrogant, parasite, jouant de l’antiracisme pour obtenir davantage sur le dos des Français, etc. Des quartiers, voire des villes sont déclarés infréquentables. Si ce n’est encore que de la xénophobie, le racisme n’est pas loin, et Le Pen à pleines urnes. Et, chaque fois que les pouvoirs publics reconnaissent la réalité, ils avouent par là même un mensonge par omission et crédibilisent celui qui a dit les choses avant eux : un piège infernal. Pour la classe politique, il est devenu aussi dangereux de reconnaître la vérité que de la taire. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous transformé une difficulté sociale en difficulté raciale, voilà bien l’archétype de ces manipulations si outrancières qu’elles finissent par échapper aux manipulateurs eux-mêmes. Sauf à Jean-Marie Le Pen, hélas ! » …

« Comme tous les autres bons bourgeois de France, j’ai découvert cette réalité indirectement, il y a une dizaine d’années, en 1982, à Marseille. On me conduisait en voiture à l’aéroport … la circulation qu’on m’avait annoncée mauvaise était franchement détestable … Peu à peu nous nous dégageâmes de cette mélasse … Mon chauffeur, l’œil en coin, avait observé mon retour au calme, elle engagea plus franchement la conversation … elle était médecin, médecin scolaire, précisa-t-elle … Nous voilà donc partis sur les livres, sur la télévision puis sur la politique. Militante de longue date au Parti socialiste, elle était intarissable sur le système Defferre … C’est alors que, brusquement, elle se lança dans une diatribe que rien ne laissait prévoir : « Regardez ça, c’est pas possible, on se croirait à Alger. Il n’y a plus un Marseillais qui peut venir ici, ils se sont installés comme chez eux. » … Autour de nous, marchant sur les trottoirs ou assis sur le devant des maisons, ne se trouvaient plus que des gens noirs ou basanés, sûrement pas européens. Cette population différente avait transformé la ville. La foule grouillante qui occupait la rue, le linge qui séchait aux balcons, les échoppes qui avaient remplacé les magasins, les musiques aigrelettes qui se couvraient l’une l’autre, la marmaille rieuse et turbulente, le commerce à la sauvette, les enseignes et inscriptions en arabe, la pauvreté aussi de vêtements comme des habitations nous avaient fait traverser la Méditerranée. » … « Ma conductrice énumérait tout ses motifs d’exaspération. Si encore « ils » se contentaient de coloniser certaines banlieues, mais non, tout le coeur de la ville en était envahi. On ne pouvait plus se promener le soir sur la Canebière. Les Marseillais étaient excédés. Dans les cités où les Africains étaient trop nombreux, la vie devenait impossible, et « les gens » ne voulaient plus rester – ces mêmes « gens » qui s’inquiétaient du fort pourcentage d’étrangers dans les classes ou de la chute des prix pour les appartements proches des quartiers « pas sûrs » …

« Brusquement, je retrouvais sur ma route la question immigrée, mais comme elle avait changé ! Le problème industriel était devenu un problème de société et, si la place des étrangers était bien contestée, c’était dans nos cités, pas dans nos usines. Fallait-il que leur présence soit dérangeante pour qu’une militante socialiste de vieille souche, une femme cultivée toute pétrie d’humanisme de gauche, ne puisse retenir son exaspération ! Fallait-il que ce sentiment soit largement partagé, qu’il puise sa légitimité dans un acquiescement général, pour que mon interlocutrice l’exprime aussi librement ! Car elle n’éprouvait pas plus de gêne à me décrire la situation qu’à me faire part de ses réactions. » …

« En ce début des années quatre-vingt, des millions de Français, ni meilleurs ni pires que d’autres, éprouvaient des troubles de cohabitation avec les immigrés, tandis que des millions d’autres ignoraient ces difficultés et ne voulaient pas en entendre parler. Un énorme tabou avait transformé ce mal-vivre en maladie honteuse. Ceux qui en souffraient se voyaient interdits de parole aussi sûrement que nos grands-pères atteints par la vérole. »

Quarante ans plus tard, de lâcheté, de laisser filer, de fuite en avant, de politique de l’autruche, d’inertie coupable des « partis de gouvernement », et d’inaction volontaire, nous sommes en 2024 dans la situation explosive que l’on connaît.