Le destin allemand du IXe siècle à 1950

Faire ce survol permet de mieux comprendre les motivations de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles. Le lecteur peut aussi utilement se tourner vers notre article Eléments sur le national-socialisme hitlérien.

Entre le IXe et le XIIe siècle, la population germanique connaît une croissance démographique majeure, passant de 2,3 ou 3 millions d’habitants à 7 ou 8 millions. Le trop-plein engendre une dynamique de déplacement. Entre le XIe et le XIIIe siècles, environ 400 000 Allemands (nommons-les du terme moderne par commodité) quittent leurs terres d’origine en direction de l’Est européen.

Durant le XIIe siècle, sous les Hohenstaufen en lutte contre l’empire du Pape, la présence de populations germanophones s’implante dans quatre régions principales : le pays de l’Oder et la Silésie ; les Alpes orientales ; la Bohême ; la Transylvanie en Hongrie. Le processus n’a rien d’un mouvement désordonné. Il résulte parfois de la demande des royaumes est-européens, comme en Hongrie au XIIe siècle. Au XIVe siècle, la communauté allemande de Hongrie compte 250 000 personnes. Du côté de la Prusse, on compte 1 400 villages et plus de 90 villes pour plus de 500 000 Allemands en l’an 1410.

Les terres germanisées au Moyen-Âge restent souvent autonomes du XVIe au XVIIIe siècle. Par exemple les Allemands de Transylvanie qui se trouvent concentrés autour de huit villes – Hermannstadt, Broos, Mülbach, Reussmarkt, Leschkirch, Schenk Reps et Schässburg – disposent d’assemblées. Dans son combat contre les Turcs, l’Empire autrichien encourage l’apport de nouveaux Allemands sur des territoires qui constituent les lignes de front face aux Turcs (il fera de même avec les Serbes dont il favorisera l’installation dans la région de la Krajina à l’ouest de la Bosnie, région de confins militaires face à la poussée turque). L’idée est d’avoir sur ces frontières des paysans-soldats prêts à faire face. Ces populations affrontent le plus souvent la mort. L’ensemble de cette promotion à l’installation de populations germaniques tout au long du XVIIIe siècle amena en Hongrie 150 000 nouveaux Allemands. D’autres terres de l’Empire austro-hongrois connurent un afflux de populations germaniques : La Galicie (15 000 Allemands) et la Bucovine (5 000). La germanisation du monde austro-hongrois fut donc le résultat d’une volonté impériale face à la puissance turque. Le même souhait de la part de la Russie fut à l’origine d’un vaste mouvement de germanisation des terres russes. Dès 1549, un rapport de voyage publié à Vienne signale l’existence de mercenaires allemands au service des intérêts russes. A la périphérie de Moscou, dans ce que l’on appellera le « Deutsche Vorstadt », une communauté allemande se développe dans la deuxième partie du XVIIe siècle. La dynastie des Romanov fondée en 1613 mène une politique favorable à une modernisation de la Russie s’appuyant sur les élites allemandes. Pierre le Grand (1689-1725), tsar qu fonda Saint-Pétersbourg, et qui étudia à Koenigsberg, favorisa les liens entre les grandes familles russes et allemandes. 

Durant le XVIIIe siècle, et environ jusqu’aux années 1820, les terres de Russie connurent encore un phénomène marqué par l’installation de populations allemandes. Comme dans le cas de l’Autriche, implantation de colons se fit à la faveur de la guerre contre les Ottomans. Le peuple allemand fournissait ainsi aux Russes ce qu’il avait fourni aux Austro-Hongrois : des bras courageux pour peupler les marches avancées de l’Empire pour lutter contre l’ennemi. La communauté allemande de Russie constitua ainsi un relais puissant de l’influence économique et politique de l’Allemagne à l’Est.

Au début des années 1850, le peuplement allemand dans l’Empire austro-hongrois et en Russie était devenu une réalité géopolitique de premier ordre. Dans l’Empire austro-hongrois vivaient 7,9 millions d’Allemands soit plus de 20 % de la population totale de l’Empire. En 1880, ce pourcentage s’élevait à 25 %. Un austro-hongrois sur quatre était donc allemand à la fin du XIXe siècle. Il est frappant de constater que près de 80 % des officiers de l’armée austro-hongroise étaient allemands. Comment ne pas y voir là l’importance extraordinaire que le germanisme avait pris au sein de l’Empire d’Autriche-Hongrie ? 

Cette réalité germanique en Europe centrale et en Russie allait déterminer de manière directe deux phénomènes s’alimentant mutuellement : du point de vue allemand, le mouvement du pangermanisme né de l’idée de rassembler l’ensemble des populations de langue allemande ; du côté des nationalités non allemandes, en Europe centrale et en Russie, après que la présence allemande ait servi de sentinelle et de bouclier face aux Ottomans, cette menace disparue (la Turquie du XIXe siècle est « l’homme malade de l’Europe »), une hostilité ou une haine croissante injuste envers les Allemands marquée par des persécutions à leur encontre de plus en plus importantes à la veille de la Première Guerre mondiale. On comprend dès lors l’idée de l’Allemagne de l’entre-deux guerres de protéger ces Allemands de souche présents dans d’autres territoires de l’Europe. Le poids considérable d’un peuplement allemand, résultante d’un mouvement entamé au Moyen-Âge,et dont l’enracinement territorial ne coïncidait pas avec les frontières du Reich, produit in fine une non-coïncidence du Reich et du Volk

Le « trop-plein extérieur » des populations de souche allemande et leurs persécutions vont motiver l’idée d’unification pangermaniste. En 1918, l’Europe centrale et orientale vont de nouveau être réorganisées de manière à contenir la logique d’unification pangermaniste. L’Allemagne vaincue, en situation de faiblesse, n’a alors pas d’autre choix que de tenter d’empêcher l’assimilation par les États d’Europe centrale et orientale de cet immense monde allemand territorialisé à l’extérieur des frontières de la Petite Allemagne. Dans les années 1920, un nouveau droit s’affirme, le droit des minorités, sous l’impulsion notamment du mouvement sioniste qui rêve de donner un État au peuple juif. Or, la réalité géopolitique allemande tient dans l’égalité suivante : Grande Allemagne = Petite Allemagne + minorités allemandes des pays baltes, d’Europe centrale, d’Europe orientale, de Russie et… de France.

En 1919, les pertes de l’Allemagne en populations germanophones comme en territoires sont immenses : 3 millions d’Allemands des Sudètes sont rattachés à la Tchécoslovaquie ; 1,1 million d’Allemands sont rattachés à la Pologne : ceux de Posnanie, de Prusse occidentale, de Soldau et Memel (nécessité de permettre à la Lithuanie de se désenclaver, mais la moitié de la population de ce territoire de 1 200 km2 environ est allemande), en Prusse orientale, ceux encore de Dantzig (là encore il s’agit d’une nécessité de désenclavement pour la Pologne, mais 95 % de la population de cette ville est allemande). En échange de ces pertes, l’Allemagne obtient toutefois des engagements sur la protection des minorités allemandes (7,6 millions de personne !) et surtout sur l’autonomie culturelle (écoles, églises, journaux allemands qui doivent permettre le maintien de la germanophonie dans les territoires peuplés par les minorités allemandes). Mais sur le terrain, la réalité est toute autre que dans les traités : les minorités allemandes sont persécutées d’Europe centrale jusqu’en Russie, et les souffrances infligées à ces populations expliqueront pour beaucoup la réaction de l’Allemagne et le soulagement avec lequel les « Allemands de l’extérieur » accueilleront plus tard les armées hitlériennes venues les « réunir » de nouveau à la mère-patrie.

Territoires allemands perdus au cours du XXe siècle

A partir de 1923, le chancelier allemand Stresemann mène une politique visant à protéger les caractéristiques culturelles des Allemands de l’extérieur en attendant que ceux-ci puissent de nouveau jour le rôle de levier de la politique allemande vers l’Est et faire tomber les nouvelles frontières étatiques hérités du Traité de Versailles et que l’Allemagne ne peut admettre. Candidate à la Société des nations, qu’elle intègre en 1926, l’Allemagne de Stresemann se voue à la défense du droit des minorités, qu’elle soient allemandes ou non, dans l’espoir que cette politique débouche un jour sur la révision du Traité de Versailles.

La défaite de l’Allemagne en 1946 débouche sur l’une des plus grandes épurations ethniques de l’histoire : les minorités allemandes d’Europe de l’Est sont largement massacrées par la progression de l’Armée Rouge avant de connaître les expulsions aussi massives que brutales décidées par les gouvernements qui s’installent dans les pays de l’Est. Face à ces drames humains, les Alliés décident « d’organiser » le transfert des populations. En cinq ans, de 1945 à 1950, près de 12 millions d’Allemands sur les 16,5 millions vivant en Silésie, Prusse orientale, Poméranie orientale, Brandebourg oriental, ainsi qu’en Europe centrale et orientale (pays baltes, Tchécoslovaquie, Pologne, Dantzig, Memel, Roumanie, Hongrie, Yougoslavie) sont expulsés de leur Heimat – le pays où ils s’étaient enracinés – tandis que 2,1 millions d’Allemands perdent la vie dans l’une des déportations les plus rapides et les plus sanglantes de l’histoire mondiale. La disparition de la présence germanique dans tout l’Est européen met fin à près de mille ans d’histoire dans cette région et à l’un plus vastes mouvements de population du monde. Quant aux 2 millions d’Allemands de Russie, ils connaissent le triste sort des minorités mal-aimées de Staline avec son lot de massacres et de déportations de la partie européenne de la Russie en direction de la Sibérie de l’Asie centrale.