Camarade Trotski

Un trostskiste (il en existe encore hélas) vous dira que son maître à penser voulait « une véritable révolution marxiste-léniniste, une authentique révolution soviétique, plus humaine, sans bureaucratie et sans goulag ». Ce bon trotskiste mérite le grand prix de la naïveté communiste digne du théoricien italien de la révolution culturelle, Antonio Gramsci, saluant la révolution d’Octobre où l’on « ouvrait les portes des prisons qui ne se refermeraient jamais plus ! » Car Leib Bronstein, alias Lev (en français, Léon) Davidovitch, détenteur d’un faux passeport établi au nom de Trotski (nom cruellement emprunté à une famille de l’aristocratie tsariste), pseudonyme qui lui restera, n’était pas un enfant de chœur de la synagogue. Il n’ignorait rien de la cruauté selon lui nécessaire de la révolution « grande dévoreuse d’hommes » et qui d’ailleurs allait le dévorer lui aussi.

Il savait, en bon marxiste, que la révolution ne pouvait être menée que par cette « faction des intellectuels bourgeois », « ayant pris conscience des mouvements de l’histoire » et chargée de guider le prolétariat dans la voie prometteuse des lendemains qui chantent. Comme Marx, il haïssait les classes qui cherchent « à faire tourner à l’envers » le moteur de l’histoire selon la conviction adoptée par ce microcosme bourgeois juif révolutionnaire. Il était alors évident qu’il fallait être sans pitié pour la classe paysanne retardataire et il décida avec Lénine et Staline l’extermination par la famine de ceux qui nourrissent le pays (c’est tellement pétri d’intelligence !), les koulaks qui avec leurs quelques poules et leurs pauvres champs étaient suspects, toujours dans le jargon bolchevique, de potentialité contre-révolutionnaire. Sur ce point ils voyaient clair, quand on est enraciné et lucide comme l’est un paysan, les pieds dans le réel rythmé par le cycle des saisons et la tradition, et non pas perdu dans les utopies socialistes, on n’est pas des plus partisans pour l’application de ces dernières.

Certes Trotski n’était pas toujours d’accord avec Lénine auquel il reprochait son « jacobinisme centralisateur » (les bolcheviques étaient des admirateurs fanatiques de la Révolution française de 1789 et se qualifiaient eux-mêmes de « jacobins prolétariens »), et sa méthode consistant selon lui à remplacer le parti (communiste) par l’appareil du parti. Mais cela n’a strictement rien à voir avec une quelconque souplesse humaniste. Il professait – et Lénine finit par se rallier à son point de vue – qu’il ne fallait pas s’attarder sur l’étape de la nécessaire révolution libérale bourgeoise que la théorie marxiste enseignait comme nécessaire. Selon lui, avec la concentration du prolétariat que connaissaient Petrograd, Moscou et les grandes villes de la mer noire, on pouvait sans attendre mener une révolution violente. Comme Lénine et Staline, il avait été plusieurs fois déporté par le régime tsariste dans des conditions de confort que des photos révèlent et que dans ses mémoires il ne dissimule pas (Ma vie, publié en 1929). Ils étaient chaudement vêtus, écrivaient ou jouaient aux échecs et Staline, parfait braconnier, ramenait force gibier. Lorsque ces déportés en avaient assez, ils s’évadaient sans grande difficulté… Le Tsar, bien trop naïf, laxiste et indulgent aurait dû tout de suite faire éliminer ces vermines au lieu de les éloigner momentanément en Sibérie, il n’a pas retenu la leçon de Thucydide « le faible subit ce qu’il doit subir », il subira, avec toute sa famille et son peuple, la morsure mortelle de ces serpents. Plus tard encore, après l’effondrement du régime tsariste, Trotski fut libéré après son arrestation à Halifax au Canada et son internement par les autorités britanniques, sur intervention du gouvernement de Kerenski. Il ne lui restait qu’à rejoindre Petrograd pour mettre à bas ce gouvernement d’imbéciles et lancer la grande révolution ; et d’abord mener impitoyablement l’élimination des opposants et la conduite de la guerre civile. Brillant organisateur de l’Armée Rouge, Trotski vient à bout aussi bien des armées blanches composées des restants tsaristes, que des bandes noires anarchistes de Nestor Makhno. La torture, les massacres, la famine furent systématisés car la terreur est un facteur puissant d’annihilation des résistances. 

Trotski, un regard de possédé

Ce fut Trotski encore, cet intellectuel « humaniste », qui mena en 1921 l’extermination des 14 000 marins anarchisants de Cronstadt coupables d’avoir pris au pied de la lettre l’idéal autogestionnaire des « conseils » (soviets en russe) et de ne pas bien comprendre la nécessaire « discipline de fer » de la révolution. La direction du parti les déclara traîtres, les accusant d’être des agents Britanniques et on les élimina. On s’occupa aussi, soit de fusiller les familles soit de les envoyer dans les lieux de déportation d’où l’on ne reviendrait plus aussi aisément que sous le Tsar. Le Goulag créé le 15 avril 1919 et dont les initiales sont l’abrégé russe de Direction générale des camps, commençait à étendre son empire sous la férule de Félix Dzerjinski. Trotski y envoyait massivement les ennemis et les suspects que ses troupes ne fusillaient pas sur-le-champ.

Cependant au sein du parti, les oppositions féroces ne cessaient point entre les clans (et même entre les gangs puisqu’il y avait, selon Lénine, 90 % de truands !) et notamment entre Trotski et Staline. Ce dernier, depuis des années, tissait sa toile au centre du dispositif. Quand Lénine mourut le 21 janvier 1924, la rivalité entre les deux hommes se mua en lutte féroce. Staline l’emporta. 

Oser prétendre que l’ogre géorgien antisémite Staline aurait éliminé l’intellectuel juif idéaliste Trotski relève d’une totale désinformation. Ces deux successeurs de Lénine étaient également féroces et sans scrupules. Staline s’appuyait sur son fidèle Yagoda, juif comme Trotski et comme tant d’autres dirigeants bolcheviques staliniens (lire Révolutionnaires juifs de Anne Kling) jusqu’au jour où viendrait en effet l’heure des purges antijuives.

Trotski, le grand stratège de la guerre civile n’avait pas fait le poids dans la lutte interne au bolchevisme. Son exil en 1929 devait lui permettre de se tailler une réputation d’écrivain politique tout en fondant la « IVe Internationale ». Expulsé de France sur pression soviétique, il passa en Norvège puis au Mexique où l’assistait un homme qui avait gagné sa confiance, Ramon Mercader. Ce dernier, efficace agent infiltré de Staline, lui asséna un coup de pic à glace fatal le 21 août 1940.