La démocratie représentative, cette admirable mécanique…

Comment faire émerger à partir de millions de volontés individuelles une « volonté générale » et une équipe dirigeante pour l’appliquer ? C’est un euphémisme de dire que l’opération s’avère difficile. Même au sein de très petites communautés – tous ceux qui ont participé à une banale réunion de copropriété le savent – l’opération n’est pas évidente. Elle devient un véritable casse-tête à l’échelle d’une nation. Le « peuple souverain » est une pure construction intellectuelle, il n’a qu’une existence abstraite. Dans la réalité, il existe des individus qui ont chacun leur façon de voir, qui poursuivent chacun leur propre intérêt et qui, tous ensemble, ne font entendre qu’une inintelligible cacophonie. Ce souverain-là n’a aucune possibilité d’expression et aucune capacité de décision. C’est un infirme total.

Les juristes inventent donc des Constitutions qui sont autant de machines se voulant transformer le désordre en ordre, le brouhaha en langage, la confusion en décision. Mais le miracle a ses limites. Le peuple, même transformé en corps électoral, n’a encore que des possibilités d’expression rudimentaires. Il est capable de quelques choix binaires : dire oui ou non, préférer Pierre à Paul ou Jacques, la droite à la gauche, c’est tout. En ce sens, une démocratie est une société dans laquelle un handicapé profond est censé décidé en étant seulement apte à opiner du chef quand on le lui demande. Un tel souverain peut aisément n’être qu’une marionnette bernée par son entourage, alors même qu’il semble trancher de tout et commander à tous. En réalité, la classe politique devient l’unique détentrice du pouvoir réel, et la procédure électorale ne sert pas à imposer la volonté du peuple, mais seulement à légitimer celle de ses maîtres.

Qu’on le veuille ou non, un pays ne peut être gouverné que par une petite classe dirigeante, dont en démocratie on espère, estime et, en définitive, postule qu’elle traduit dans son action la « volonté générale »… c’est-à-dire majoritaire (l’appellation volonté générale est donc une tromperie). Nous avons exprimé dans notre article Sacro-sainte majorité ce que nous pensons de cette façon de faire.

Les prothèses constitutionnelles n’ont pas pour objet de permettre au « peuple souverain » de régner, mais de déléguer par la démocratie « représentative » ; elles définissent les conditions de cette délégation, un point c’est tout, et c’est peu. Dès lors que les citoyens peuvent s’exprimer sans crainte sur les estrades, et les électeurs voter sans contrainte dans l’isoloir, la démocratie est achevée, pensent ses partisans. En réalité, c’est à partir de ce moment que les problèmes commencent. Si l’idée de délégation donnée à l’élu était réelle, ce dernier prendrait en effet des décisions conformes à la volonté de la majorité des voix qui ont concrétisé son élection. Mais le jeu est faussé. Tout en prévoyant cette délégation, ceux qui ont forgé la République française et son système ont fait en sorte que l’élu ne fasse pas la volonté de la majorité qui l’a élu puisque selon le premier alinéa de l’article 27 de la constitution en cours, celle du 4 octobre 1958, « Tout mandat impératif est nul ». Le mandat d’un député, d’un l’élu quel qu’il soit, qui serait exercé en respectant la volonté de ses électeurs (d’où le terme impératif) est déclaré n’avoir aucune valeur légale, il est interdit, l’élu n’en a pas le droit. Il doit agir, on le sait, au nom de la  « volonté générale », laquelle est tout comme le peuple souverain une pure abstraction, manœuvre qui permet à l’élu d’agir si besoin et sans crainte contre la volonté de ses électeurs, de faire n’importe quoi, de servir d’autres intérêts, ce que l’on voit en permanence depuis cinquante ans. Un candidat déclare qu’il fera telle ou telle chose, l’électeur lui donne son vote parce qu’il veut que ces choses soient faites, une fois élu l’ex-candidat n’a pas le droit de tenir compte de la volonté de ses mandants, tout mandat impératif est nul, il agira comme il le veut lui. Si d’aventure son action est du goût de ses mandants tant mieux, dans le cas contraire ces derniers se retrouvent avec le statut de cocus et la rancune de l’être. Sur ce thème, nous invitons le lecteur à se reporter entre autres sur notre article Sommes-nous en démocratie ?

En réalité, c’est à partir de cette escroquerie que tout commence, c’est-à-dire la vie politique. C’est à travers elle que s’effectue ce tour de passe-passe qui transformera une réalité insaisissable en le plus simple de tous les messages : un petit bout de papier avec un nom écrit dessus. Car l’électeur ne se voit pas remettre une feuille blanche, mais des bulletins préimprimés ; il ne va pas consigner ses doléances, il répond à une question. Cette réponse, à elle seule, est censée représenter une volonté politique globale qui exprime des préférences dans tous les domaines. Ce qui est bien sûr impossible. De tous ces problèmes, de tous ces sujets, le suffrage universel devra trancher par une réponse unique donnée tous les cinq ans. L’électeur choisit une carte, mais c’est une carte forcée, et biaisée. Qui, chez l’homme de la rue, en introduisant Emmanuel Macron dans le jeu politique par un bulletin de vote dans l’urne en 2017, était à ce moment-là d’accord pour qu’il déclare sept ans plus tard « être en guerre contre la Russie » et décide seul, arbitrairement, par le fait du prince, de bafouer la constitution (article 53) en se passant de l’avis des parlementaires pour aider financièrement et matériellement l’Ukraine ?

Sous couvert de « débat démocratique », la classe politique met en scène la réalité, théâtralise les querelles, formalise les choix, n’abandonnant aux électeurs que d’accepter leur sort et le soin d’applaudir une pièce écrite et interprétée par d’autres. Mais ces mauvais artistes n’ont pas su renouveler le spectacle : ils rabâchent les mêmes intrigues dont nul n’ignore plus les ressorts, les retournements et les éclats, dont tout le monde connaît et l’envers et l’endroit, et la même pratique systématique du mensonge.

Il est plus que temps que la France devienne un pays adulte, avec une constitution honnête où le référendum n’est pas prévu comme possible tout en étant interdit d’exercice, et un personnel politique honnête.