L’or de Moscou

Vous laisseriez volontairement partir par bateaux à l’autre bout du continent et sans garantie 7 800 caisses d’or, soit 510 tonnes de métal précieux ? C’est pourtant ce qu’ont fait le premier ministre Francisco Largo Caballero (surnommé à l’époque « le Lénine espagnol », pour son extrémisme, manifestement pas pour son intelligence) et son ministre des finances Juan Negrin fin 1936-début 1937, quelques mois après le début de la Guerre d’Espagne. Épisode ahurissant de ce conflit que nous avons découvert dans le très qualitatif livre de l’historien américain Stanley Payne (éminence mondiale sur le sujet). Précise à toutes fins utiles pour les non férus de la Guerre d’Espagne que les « républicains » espagnols c’est les rouges, la gauche (socialistes, communistes, anarcho-syndicalistes, trotskistes), la moitié du pays, contre laquelle s’est élevé le Mouvement national, l’autre moitié, dans le sillage de l’insurrection militaire qui plaça le général Franco à sa tête. Nous passerons ici sur les agissements malhonnêtes et abusifs par lesquels les républicains s’emparèrent du pouvoir, et sur ce qui poussa en juillet 1936 quelques premiers militaires patriotes à se lever contre la soviétisation de leur pays, ce serait rallonger davantage ce résumé. Pour les intéressés, nous détaillerons les événements de la Guerre d’Espagne sous d’autres articles.

A l’époque la Banque d’Espagne détient dans ses coffres la deuxième réserve d’or mondiale. Dans un empressement injustifié, le nouveau gouvernement estime que ces richesses seraient davantage en sécurité ailleurs. De septembre 1936 à février 1937, 174 tonnes de métal fin avaient déjà été transférées à Paris pour effectuer des achats nécessaires à la guerre contre le Mouvement national. Largo Caballero et Negrin s’engagent à payer les envois d’armes soviétiques au moyen de transferts d’or. Parfait idiot utile, Negrin se laisse convaincre par l’ambassade d’URSS d’envoyer l’essentiel de l’or en Union soviétique pour le « mettre en lieu sûr ». La cargaison d’or est acheminée dans un premier temps à Carthagène où elle est embarquée sur quatre navires soviétiques vers Odessa. Bien que mis entre les mains des soviétiques, Staline avait interdit expressément à Alexandre Orlov (patron du NKVD en Espagne) de signer un quelconque reçu avant que l’or ne soit arrivé en Union soviétique. Caballero et Negrin laissent donc partir, comme ça, sans aucune garanti, la quasi-totalité de l’or de l’Espagne, 7 800 caisses, 510 tonnes, simplement accompagnées de trois subalternes de la Banque d’Espagne. Reste à Madrid une très petite partie. En théorie, les réserves étaient envoyées sur le territoire soviétique en dépôt. Mais Orlov déclara avoir entendu dire par Staline en privé que les Espagnols ne reverraient jamais leur or « pas plus qu’ils ne voyaient leur nez sur la figure ! ». Staline fut si satisfait qu’en janvier 1937 il récompensa Orlov en lui décernant l’Ordre de Lénine, la plus haute distinction soviétique.

Les républicains espagnols étaient maintenant totalement dépendants des équipements militaires et de l’assistance soviétique, qu’elle vienne directement d’URSS ou de pays occidentaux où les soviétiques participèrent aux achats républicains par l’intermédiaire de leurs banques. A Paris, le Parti communiste français jouait aussi un rôle important d’intermédiaire dans ces achats. Il avait fondé sa propre compagnie maritime, France-Navigation pour l’acheminement des armes. A la fin de la guerre, cette compagnie, et d’autres biens financés par les républicains, restèrent entre les mains du PCF. Tant l’Union soviétique que le Komintern fournirent une aide (précisée ci-après) aux républicains, mais ils la leur firent payer. Au final, les Soviétiques et le PCF  tirèrent profit de leur assistance, ce qui ne manque pas de sel pour des anticapitalistes révolutionnaires secourant leurs « camarades ». En février 1938, l’ambassadeur espagnol à Moscou se vit signaler par des fonctionnaires soviétiques de haut niveau, et même Staline et Molotov, que les 430 millions de dollars que l’Union soviétique avait déjà dépensé sur ordres de paiement du gouvernement républicain, étaient insuffisants pour couvrir toutes les dépenses de celui-ci qui avait déjà une dette de 15 millions de dollars d’arriérés. A ce rythme, l’or ne tarderait pas à être épuisé. Staline accorda un prêt de 70 millions de dollars à 3 % d’intérêt, dont la moitié serait garantie sur l’or restant, qui deviendrait propriété de l’Union soviétique à défaut d’un remboursement dans les deux ans. Autant dire que Staline faisait d’ores et déjà mais basse sur l’or restant, avec l’impossibilité pour les républicains de rembourser dans un si court délai avec une économie de crise plombée par le conflit (la guerre se termina dans la famine du côté républicain). Après un seul ordre de paiement supplémentaire, les 510 tonnes d’or envoyées furent liquidées, selon les comptes soviétiques. Achats d’armes en Occident via Paris, financement des Brigades internationales, et armes soviétiques. A partir de là, l’aide ne dépendait plus que du crédit soviétique. Staline accorda deux prêts supplémentaires. Après la guerre civile, Negrin enfin déniaisé se montra très critique à l’égard de l’action du régime soviétique. Après sa mort, en 1956, ses héritiers remirent à Franco les documents républicains concernant l’emploi de l’or. Devant les réclamations formulées pour obtenir la restitution d’au moins une partie de l’or restant, le gouvernement soviétique répondit que les républicains avaient tout dépensé dans la guerre, et que le gouvernement d’Espagne avait au contraire, envers Moscou, une énorme dette en attente de règlement.

Les soviétiques affirment avoir envoyé le meilleur de leur armement, mais les républicains ont souvent affirmé qu’une partie de leur matériel était obsolète. Il y a une part de vérité, selon le matériel. Très bon en matière d’avions et de chars. Mais les soviétiques profitèrent aussi de la situation désespérée des forces républicaines pour liquider des stocks d’armes obsolètes de la Première guerre mondiale et même des matériels encore plus anciens, pièces d’artillerie, mitrailleuses et fusils d’une efficacité douteuse. Des armes démodées leur furent vendues aussi par le gouvernement polonais au prix fort. Les médias républicains donnèrent toujours l’impression d’une générosité des soviétiques, et que leur matériel était gratuit. Mais les paiements étaient largement garantis par le transfert préalable de l’or, et les prix facturés étaient exorbitants. Les Soviétiques prétendaient que les armes étaient fournies à des prix de faveur, mais en réalité elles étaient largement surévaluées. Ils ne communiquèrent jamais au gouvernement républicain les cotations exactes en roubles. Gerald Howson (historien britannique) a découvert qu’en manipulant arbitrairement les cours du change, ils facturaient régulièrement les livraisons de 30 % à 40 % au-dessus des prix du marché international. Howson a démontré que les acheteurs républicains espagnols furent constamment escroqués. Les prix imposés par leur « allié » soviétique furent les plus systématiquement élevés ; les pires, compte tenu des sommes qui étaient en jeu. Les Soviétiques faisaient en outre payer au prix fort tous les services et toutes les dépenses liées à leur assistance militaire. Il en fut ainsi de l’entraînement, en Union soviétique, de quelque 600 personnes : pilotes, équipages de chars et autres spécialistes. Le gouvernement républicain se voyait facturer les salaires et les dépenses de l’encadrement soviétique, de leurs subordonnés hiérarchiques, mais aussi les permissions que passaient ces derniers dans leur pays. Il payait également les salaires et les dépenses des services de renseignement militaire qui ne mirent jamais les pieds en Espagne, ainsi que les salaires et les frais liés au transport du matériel à partir des premiers déplacements sur le sol soviétique. Enfin, la facturation pour l’entraînement du personnel républicain incluait le moindre frais relié de près ou de loin à cette activité, y compris la construction de nouveaux baraquements ou aménagements militaires sur le territoire soviétique, dont le régime bien sûr allait continuer de bénéficier après coup. Outre le paiement des armes, l’or s’évapora ou disparut soit lors de règlement de transports maritimes de plus en plus chers, soit lors de transferts de fonds aux agents soviétiques et du Komintern chargés des achats ou de la propagande dans les pays occidentaux, soit, et tout spécialement, dans les coffres du… Parti communiste français ! Vers le milieu de 1938, soit moins de deux ans après l’envoi, les autorités soviétiques purent donc informer le gouvernement républicain que les 510 tonnes d’or déposées à Moscou étaient complètement dépensées et que désormais toute nouvelle assistance impliquerait une augmentation de la dette envers l’Union soviétique.

L’intervention en Espagne fut probablement l’opération la plus rentable de toute l’histoire de l’Union soviétique. Non seulement l’engagement ne coûta rien financièrement à Staline, mais il est même probable qu’il en retira quelques bénéfices, d’autant plus qu’à la fin de la guerre, neuf navires espagnols furent réquisitionnés dans les ports soviétiques. Le rapport entre les fins poursuivies et les moyens mis en œuvre lui fut largement favorable. Sans engager d’argent, sans jamais employer plus de 3 000 militaires et assistants spécialisés, avec un taux de perte insignifiant du point de vue stalinien, le maître du Kremlin permit aux communistes de jouer un rôle politique prépondérant, qui n’a jamais eu d’équivalent dans toute l’histoire des pays d’Europe occidentale. Le montant total payé par les républicains espagnols aux Soviétiques pour leurs envois de matériel militaire peut être chiffré à environ 800 millions de dollars, qui furent immédiatement payés à partir des dépôts espagnols en or et en autres valeurs. En 1939, pendant la dernière année du conflit, l’Union soviétique accorda un prêt de 230 millions pour un matériel de guerre dont la moitié n’arriva jamais en Espagne. On voit dans l’ensemble de cette affaire tout le désintéressement et la fraternité de classe des « camarades » dans la propagation de la révolution mondiale. Staline a littéralement abusé et plumé l’Espagne dans cette folie Caballero/Negrin, transférant aux républicains y compris les dépenses de fonctionnement de la machine soviétique. On n’arrive pas à croire qu’un tel degré de naïveté, d’idiotie, de folie coupable, puissent se concentrer en si peu d’individus.