Passions ou Raison : qui dirige ?

Selon Pierre Dupuis-Boissel (Le choc des idéologies, éditions Godefroy de Bouillon), l’origine des maux et des dysfonctionnements de nos sociétés découlent d’une évolution inachevée de l’espèce humaine. Sa théorie est que la structure cérébrale la plus récente, ou néocortex, reste inféodée aux structures primitives qui l’ont engendrée, générant une emprise des pôles pulsionnel et affectif (ou émotionnel) sur l’intellect. Il revient sur Platon qui, dans son Phèdre, exposait sa conception opposant raison et passion, défendait et développait l’idée selon laquelle chez l’être humain la raison guidait et dominait les passions de la même façon que le cocher guide et maîtrise les chevaux fougueux de son équipage, que l’intellect du fait de sa supériorité domine forcément l’affect. Or, c’est tout le contraire que l’on peut en réalité observer. Chez l’homme réel, l’image de Platon doit être diamétralement inversée car ce n’est pas la raison mais les passions déchaînées qui siègent à la place du cocher, guidant autant que faire se peut une raison harnachée et asservie.

Tant qu’il n’y a pas intervention d’affect dans le fonctionnement de l’individu, ou de pulsions qui soient en contradiction avec l’intellect, l’être humain analyse, décide, et se comporte avec logique et bon sens. Mais dès le moment où rentre en jeu la contradiction entre intellect et affect, dès lors où il y a conflit, l’intellect se trouve subverti de sa direction originelle, il devient inféodé aux sphères inférieures de la personnalité, et sans qu’on s’en rende compte il se retrouve en train de servir ces instances inférieures. C’est un phénomène que l’on peut observer lorsque deux ou plusieurs personnes se rencontrent et ont des avis divergents, quels que soient les arguments de l’un ou de l’autre, il n’y a jamais d’accord possible. Chacun reste d’une surdité intellectuelle fracassante aux arguments de l’autre. Le second constat que l’on peut faire est que contrairement à ce que l’on pourrait croire, ceci n’est ni une question d’intelligence ni une question de culture, et que bien au contraire l’intelligence et la culture sont à leur façon instrumentalisées par les instances inférieures de la personnalité, détournées elles aussi, utilisées.

Ce phénomène d’inféodation de l’intellect aux autres instances de la personnalité a été décrit pour la première fois en 1908 sous le nom de rationalisation par Ernest Jones. Cette notion était à l’origine conçue dans une vision strictement psychanalytique. Le problème de ce psychanalyste et de la psychanalyse en général c’est qu’ils ont restreint le terme de rationalisation à leur discipline alors qu’il s’agit d’un facteur majeur dont l’extension est primordiale, car associé à cette autre acception qu’est l’idéologie, cela explique sans doute toutes les vicissitudes de l’espèce humaine et d’une société condamnée de son fait à l’erreur et à l’inefficacité ; société condamnée à l’erreur puisque par nature la rationalisation s’oppose à la vérité, c’est un mensonge inconscient qui prend le masque de la vérité ; société condamnée à l’inefficacité puisque faute de percevoir la vérité, elle ne peut prendre les mesures adéquates. L’antidote naturel et le plus puissant à la rationalisation, c’est la passion de la Vérité.

La rationalisation est un processus que l’on peut définir en trois points : d’abord par le fait de donner un contenu rationnel à quelque chose qui, sans être irrationnel, ne dérive pas de la raison ; ensuite par le fait que ce contenu rationnel confère une pseudo-justification de ce que l’on pense, désire, ou fait ; enfin par le fait que cette pseudo-justification n’est pas pleinement consciente, c’est-à-dire que le sujet n’est pas pleinement conscient du fait que sa justification est fallacieuse. Si la justification était pleinement consciente, on ne parlerait plus de rationalisation mais évidemment de mensonge ou de mauvaise foi. La rationalisation revient finalement pour un sujet à se mentir à lui-même. Elle n’est pas seulement un des mécanismes de l’erreur, mais LE mécanisme majeur de l’erreur. Et ce qui constitue sa force, sa dangerosité, c’est que par nature elle s’appuie sur les autres sphères, celles affectives notamment, de la personnalité.

Pour tout observateur attentif, il est clair que c’est l’émotionnel et l’affectif qui convainquent et emportent l’adhésion chez la plupart des individus. Pensez-y, en regardant le 20h00 et les images que l’on vous sert à propos de telle ou telle intervention armée du « camp du Bien ». Les êtres humains, ou pour le moins la plupart d’entre eux, ne sont jamais dirigés par leur intelligence. Cette dernière n’est qu’un instrument, elle est au service de l’individu tout comme le muscle, mais ce n’est pas elle qui dirige. Lorsque quelqu’un est dans l’erreur, il utilise éventuellement son intelligence, laquelle peut être très importante, pour essayer d’argumenter en faveur de son erreur. On retrouve ici la notion d’escalade d’engagement établie par les chercheurs en psychologie sociale, selon laquelle après avoir pris une décision – qu’elle soit justifiée ou qu’elle ne le soit pas – les gens ont tendance à la maintenir et à la reproduire, quand bien même elle n’aurait pas les effets attendus (expérience de Moriarty). L’escalade d’engagement, expression forgée par Staw, c’est cette tendance que manifestent les gens à s’accrocher à une décision initiale même lorsqu’elle est clairement remise en question par les faits. On observe cette tendance à différents niveaux, celui des personnes, mais aussi celui des groupes et des organisations. Les gens ont tendance à persévérer dans un cours d’action, même lorsque celui-ci devient déraisonnablement coûteux ou ne permet plus d’atteindre les objectifs fixés. Tout se passe comme si le sujet préférait « s’enfoncer » plutôt que de reconnaître une erreur initiale d’analyse, de jugement ou d’appréciation, et c’est en s’accrochant à leurs décisions que les gens peuvent perdre tout contrôle sur les évènements.

C’est ainsi que l’on aboutit à la déraison, puisque l’intelligence au lieu d’éclairer l’esprit sert au contraire à l’embrumer, c’est d’ailleurs le propre des idéologies qui sont une déviance de la raison. Toutes les déraisons humaines, toutes les erreurs de jugement, toutes les fausses routes, les fausses solutions, toutes les décisions irrationnelles, viendraient de cette évolution inachevée en ce sens que l’influence des deux cerveaux primitifs (reptilien et paléo-mammalien), source de l’émotion passionnelle, est excessive et qu’elle entraîne un divorce entre l’émotion passionnelle et la raison qui pour sa part, comme l’intelligence, a sa source dans le néocortex. Ce déficit de raison élémentaire touche tous les grands secteurs de la vie politique, sociale, culturelle, économique. Il engendre tous les grands problèmes auxquels nous sommes soumis. Le monde souffre bien en réalité d’un déficit de raison.

Que ce soit par mauvaise foi ou par rationalisation, ces gens de l’appareil médiatico-politique ne supportent pas d’avoir tort, car ils sont allés trop loin dans l’imposition de leur credo. Le demi-tour leur serait psychologiquement insupportable. Il s’agit donc d’une psychose collective, d’un déni de réalité civilisationnel porté et imposé par ceux qui ont tellement rêvé le monde et l’humain tels qu’ils ne sont pas, qu’ils chercheront jusqu’au bout à étouffer le cauchemar bien réel, celui-ci, qu’ils ont enfanté. Cacher, couvrir le tout, à coups d’angélisme malsain, quitte nous mener dans le gouffre. Il n’y a aucune raison pour que les mécanismes psychologiques à l’œuvre chez l’individu ne fonctionnent pas à l’échelle d’un groupe dirigeant, puis par contamination, à celle d’une société, voire d’une civilisation.