Tu as signé la pétition ?

Les manipulations peuvent être fort diverses, mais leur objectif est toujours le même : provoquer une réponse réflexe qui saute à la conclusion sans passer par le jugement, qui approuve ou condamne avant tout examen. La gauche lycéenne, estudiantine, ou plus adulte en raffole, elle a usé et abusé du procédé.

Au rang des outils par lesquels le quidam peut être harponné par une opération de manipulation, figure la pétition, institution typiquement française. Cette pratique vit le jour à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Au lendemain du « J’accuse » de Zola, le journal L’Aurore publia une « Protestation » que signèrent un grand nombre d’ « intellectuels ». Anatole France en tête. Ce que l’on appellera le « Manifeste des intellectuels » marque l’irruption sur la scène politique d’un nouveau groupe de pression : le « parti des clercs » en quelque sorte. 

Depuis lors sont parus périodiquement dans la presse des textes portant des paraphes plus ou moins nombreux, plus ou moins prestigieux, sur les sujets les plus divers. Mais cette pratique se prête à des dérapages, car elle table précisément sur l’émotion plus que sur la raison (sur ce sujet le lecteur peut utilement se tourner vers notre article Passion ou Raison : Qui dirige ?). 

Les personnalités qui s’engagent dans des pétitions ont acquis la notoriété par leurs travaux intellectuels, elles apportent donc aux yeux du benêt une crédibilité particulière tenant à la qualité présumée de leur réflexion. Chez les uns et les autres, on relève parmi les incitations à signer, la recherche d’identité idéologique, la quête d’identité sociale, à la fois par agrégation à un groupe et par reconnaissance d’un pouvoir influent et d’un rôle à jouer, mais également le conformisme, parfois, la crainte aussi de décevoir ou de se singulariser si l’on ne fait pas partie des signataires. Le panurgisme, faire partie du troupeau, c’est toujours rassurant pour l’esprit de larve. Or le public, impressionné par l’image du clerc, « homme de raison », maître à penser et directeur de conscience, tend à confondre une signature au bas d’un texte et une pensée nourrie par des années de recherche. Ce procédé se prête à tous les abus, à tous les détournements, et la manipulation ne réussit qu’en entraînant les personnes les plus estimables, les plus sincères, les plus généreuses aux yeux du mouton.

Par définition, la pétition ne se met qu’au service des « justes causes », de celles dont on dit au public qu’elles sont essentielles. Si le prétexte est plus médiocre, on ne manquera pas de l’ériger en symbole et de passer du particulier au général, d’une petite affaire à un grand principe. L’appel, qui synthétise en quelques lignes toute une analyse, comporte souvent une forte charge émotionnelle. Inutile d’aller discuter par le menu, d’opposer les arguments pour et contre, de replacer la question dans son contexte. La présentation ne laisse aucune place à un jugement nuancé, elle appelle une adhésion forte et résolue. On demande à l’éventuel signataire une réponse immédiate alors qu’il n’a qu’une connaissance superficielle des faits. C’est ainsi que Jean-Paul Sartre n’a pas signé moins de 91 pétitions en vingt ans.

Ainsi, la pétition peut-elle devenir un piège pour le public invité à prendre parti sur une question souvent compliquée sur la seule confiance faite à un aréopage de personnalités. A chaque élection présidentielle, ces candidats présentent une cohorte, aussi nombreuse, aussi prestigieuse que possible de supporters célèbres. Le public est invité à trancher en notoriété, pas en intelligence, pas sur le bilan de celui qui se représente. Le mimétisme admiratif se substitue alors au jugement critique comme mode de choix politique : « Je vote comme mon idole ». On atteint le nirvana confusionnel de la société médiatique.

Dernier détail, mais non des moindres. On n’a jamais rien obtenu du pouvoir en France à travers la pétition. Le pouvoir ici a élaboré une conception de la démocratie qui lui est bien confortable. Le citoyen a le droit de faire un choix électoral à intervalle de quelques années selon les mandats. Et dans cet intervalle le pouvoir fait ensuite ce qui lui plait, estimant que le citoyen s’est exprimé et que dès lors on n’a plus à porter d’attention à sa parole, quel que soit le nombre de signataires, fussent-ils près d’un million (700 000 pour être précis) comme en 2013 contre le mariage gay devant le Conseil économique et social. Classement vertical direct dans la corbeille à papier. Et c’est la raison pour laquelle le pouvoir refuse catégoriquement de recourir au référendum. En cas de résultat contraire à sa volonté, son refus de se conformer à la volonté majoritaire éclaterait en pleine lumière. Il ne peut pas l’accepter. La muselière est efficace.